Chapitre X. Le sort des propriétés vacantes, abandonnées et séquestrées
Texte intégral
1Dans un contexte politique fréquemment perturbé, le départ souvent brutal d’une partie des anciens habitants de Salonique s’est soldé par l’abandon et la mise sous tutelle d’un grand nombre de biens. Le Service cadastral de l’État (Κτηματική ϒπηρεσία του Δημοσίου, KYD) est un organisme chargé de veiller à la gestion des avoirs immeubles du domaine public. La décision initiale de recourir à ses archives était fondée sur l’espoir de trouver trace du devenir des propriétés abandonnées par les Slaves – et notamment par les Bulgares – suite à leur départ, au lendemain de la seconde guerre balkanique. Les registres ont été d’une richesse insoupçonnée. Ils ont permis de suivre la destinée de quantité de bâtiments, qui ont transité, ou qui sont restés, entre les mains du domaine public. L’État s’affirme une nouvelle fois comme un acteur essentiel dans la redistribution du sol, à Salonique même et dans ses environs.
Hétérogénéité des biens publics : le rôle pivot de l’État dans la redistribution des terres
2La législation grecque considère comme « publics » les biens-fonds suivants :
- les monuments non ecclésiastiques (exemple : la tour Blanche) ;
- les immeubles issus d’héritages vacants ;
- les anciennes terres publiques ottomanes ;
- les terrains sans détenteurs privés (zones d’assèchement, plages soumises à la marée…) ;
- toutes les propriétés achetées et vendues lors d’une guerre, dans une zone d’occupation militaire; si les anciens possédants spoliés ne se manifestent pas, l’État récupère les avoirs après la guerre (référence aux zones d’occupation italienne, allemande et bulgare) ;
- toutes les propriétés abandonnées, dont le titulaire légal est inconnu ; au bout de dix ans de gestion par le domaine public, elles reviennent à l’État ;
- les biens errants : leurs anciens détenteurs sont connus, mais ont disparu ;
- les secteurs de fouilles archéologiques.
3Le signalement des terrains ou bâtiments abandonnés, ou de ceux dont la propriété est incertaine, provient des propres investigations des services de l’État, ou se fait à l’initiative du voisinage. Les archives de la KYD présentent l’avantage d’être classées très simplement : deux volumes dressent la liste de toutes les acquisitions temporaires ou définitives de l’État. Ils renvoient à des tableaux cadastraux descriptifs et aux dossiers analytiques, où sont stockés tous les actes, schémas et lettres disponibles. L’inscription d’un édifice sur le registre fait suite à une décision (εντολή) du ministère de l’Économie, dont dépend la KYD. Elle marque l’aboutissement d’une longue enquête (doute sur la provenance), ou d’une procédure réduite (don, héritage, etc.).
4Le cadastre des terres publiques est donc marqué par une hétérogénéité caractéristique, qui s’oppose au fonds documentaire de l’EDAP. Ce dernier ne traite strictement que des terrains abandonnés par les Turcs après 1922. La richesse et la diversité des archives de la KYD augurent d’une possible investigation sur les possessions bulgares, puisque aucune institution spécifique n’a été créée pour pourvoir à leur devenir. Le destin de ce patrimoine relève de deux possibilités : une liquidation préalable au départ vers la Bulgarie – seul le Conservatoire des hypothèques de Salonique peut alors apporter des documents tangibles, mais son accès est étroitement réglementé ; ou bien l’abandon forcé, dans la précipitation de l’exode ; dans le meilleur des cas, ces biens ont alors été transférés vers le domaine public. Les prises de possession sauvages, qui ont été pratiquement la règle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, sont bien entendu exclues de ce raisonnement.
- 1 Οργανισμός Περιθάλψεως και Αποκαταστάσεως Ι σραηλίτων Ελλάδος, Organisme d’assistance et de rétabl (…)
5Les propriétés Israélites abandonnées au cours de la Seconde Guerre mondiale n’entrent pas en ligne de compte. Le gouvernement grec a signé un protocole d’accord avec les représentants de la communauté : les avoirs immobiliers des Juifs morts en Allemagne doivent être attribués aux héritiers légaux des disparus, ou en leur absence être transférés à l’ΟΡΑΙΕ1, organisme qui en assure la gestion. Aucun transfert au domaine public grec n’a été effectué de ce côté-ci.
6La vente des terres publiques se fait toujours aux enchères, à moins qu’un occupant ne se manifeste. Si ce dernier utilise plus de 50 % de la surface, la cession est directe. L’État peut expulser de force les occupants illégaux. Cependant, une telle décision nuit inévitablement aux préoccupations politiques du moment. Une grande souplesse, attachée au clientélisme politique, règne dans ces redistributions. La règle est identique à celle pratiquée par la Pronia et par l’EDAP : la régularisation est considérée comme une solution facile et immédiatement profitable, qui permet en outre de se décharger de ses responsabilités. Si un particulier vient réclamer un bien revendu par la KYD, et qu’aucune rétrocession n’est possible, le domaine public doit délivrer en compensation une propriété de valeur équivalente, ou rembourser à hauteur du prix estimé.
7Les registres du patrimoine d’État ont été des outils de travail précieux. Les deux volumes sont organisés de manière chronologique, de 1912 à nos jours, et comportent nombre d’indications relatives aux immeubles et à leur devenir. Sont systématiquement notés le numéro d’enregistrement, la commune de localisation et l’adresse, la surface, la nature (champ, maison…), le bornage et l’identification des terrains voisins, la valeur estimée et, enfin, lorsqu’elle est connue, l’origine de l’acquisition. Globalement, 2 874 terrains et maisons sont passés entre les mains de l’organisme au cours du siècle, dont la majorité localisés à Salonique même.
8Dans l’impossibilité d’étudier exhaustivement les registres, l’exploitation s’est limitée dans un premier temps aux domaines situés à Salonique et dans les communes constitutives de l’agglomération. À l’intérieur de cette catégorie, n’ont été retenus que les constructions ou les lopins abandonnés, errants, ou qui ont relevé à un moment donné de sujets non grecs. Les possessions du domaine public ottoman, les héritages vacants, les espaces archéologiques, les terres libres (remblais, etc.), les terrains de la zone franche du port et les transferts à l’OPAIE ont été ignorés.
9L’objectif premier de la KYD a été de gérer le sort des propriétés laissées vacantes par les Musulmans, et dans une moindre mesure par les Bulgares à l’extérieur de Salonique. Les premiers dossiers réglés ont laissé peu de traces : les terrains, maisons, magasins, sont revendus ou cédés sans que soit indiquée la nature de l’utilisation précédente, ni l’identité des anciens détenteurs. Seul figure le nom du destinataire du transfert, occupant spontané ou acheteur aux enchères. Un grand flou règne sur ces transactions. La quantité de vacances était impressionnante dans ces premières années de fonctionnement ; elles ont été comblées par des redistributions, à l’exception des édifices intéressant le domaine public grec (monuments…). Cette absence d’indication sur la provenance des saisies semble avoir été le fruit d’une procédure d’enquête rapide et limitée. L’impératif de répartition primait. Les informations s’améliorent progressivement au-delà de la millième propriété enregistrée. Dans la pratique, un tiers des données n’a donc pu être exploité, et n’aurait pu l’être qu’à travers l’examen des dossiers au cas par cas.